let's see the SKY (camille)

Tu venais ici tous les soirs, sans exception, dépenser quelques jolis billets, et tenir compagnie à celui qui, au fil du temps, était sans conteste devenu l’un de tes meilleurs amis. Tu restais donc assis des heures entières, sur ce même tabouret, à lui tenir la discussion, t’interrompant chaque fois qu’un nouveau client débarquait et demandait sur un ton plat une nouvelle boisson. Parfois, tu trouvais l’attitude dudit client déplaisante, et tu ne manquais pas de lui faire remarquer ; Camille te faisait alors les gros yeux, et toi ça t’foutait en l’air qu’on puisse manquer de respect à un gars aussi chouette.

Ce soir, t’étais arrivé vers vingt et une heures, le temps de conclure un croquis d’une jeune femme qui était passée juste devant toi dans la rue. Sans vraiment savoir pourquoi, tu l’avais bâclé ; cela faisait quelques temps maintenant que tu n’arrivais plus à te concentrer sur des courbes féminines, l’esprit obnubilé par de sombres pensées que tu tentais vainement d’te sortir de la tête. Tu t’étais assis, avais déposé ta pochette sur tes genoux, fais un signe à Camille, et t’avais plongé ta tête dans d’autres pensées, histoire de faire passer le temps ; ce client devait être assez casse-couilles, vu le temps que prenait la commande !

J’avais enfilé mon tablier avec une détermination incroyable aujourd’hui ; depuis que j’m’étais levé, j’étais à huit cent pour-cents, plein d’une énergie que je ne me connaissais pas d’ordinaire. Le service commençant à dix-neuf heures, j’avais passé mon après-midi à faire un jogging dans le nord de la ville, avant de rentrer à la maison prendre une douche. Courir me changeait les idées, me permettait d’oublier ce type que j’avais croisé au détour d’une rue, un mec à l’air cool mais paniqué, avec des vêtements assez équivoques. Son regard m’avait percuté, j’y avais revu celui de mon père, les mêmes pupilles, et toujours ces iris qui me hantaient quand je repensais à lui. J’essayais de ne pas me formaliser ; y avait combien de chances que mon frère ait disparu en même temps que moi des « vrais continents » pour se retrouver ici ?

Un client vint à moi, et presque simultanément, je croisais le regard de Mezzo, qui venait d’entrer dans le bar. Je jetais un coup d’œil à l’horloge ; toujours aussi pointilleux mon artiste préféré ! J’écoutais assez distraitement la commande, puis hochais de la tête. Whisky-coca, fallait avoir un sacré cran pour commander ça dans un bar. La préparation était rapide, je tendais son verre au type, qui partit, tout fier de son verre orangé. Je m’approchais donc de mon vieux pote. « Salut mec. J’te fais quoi ce soir ? » Il allait sans doute commander une vodka tonique, comme toujours. « T’as l’air bien soucieux, aujourd'hui, j’me trompe ? »

T’avais vu le whisky coca de loin, et t’avais pas pu t’empêcher de grommeler de discrètes insultes à l’encontre du type qu’avait commandé ça. C’est dingue quand même qu’avec un talent pour les boissons comme le sien, ton pote en soit résolu à servir de la pisse de chat dans un vieux bar du centre-ville, au lieu d’exercer dans les clubs les plus hypés de la ville ! Tu secouais la tête, et interrompais brusquement ce mécanisme d’exagération en le voyant arriver vers toi ; il supporterait pas que tu parles du whiskey avec le terme de pisse de chat, ça l’exaspérerait et la soirée serait carrément gâchée après.

« Salut Cam. Ce sera une vodka tonique pour moi, s’te plaît. Sans glaçons, comme d’habitude. » Et c’est vrai que tu pouvais carrément parler d’habitude ; tu venais ici tous les soirs commander la même boisson. Pour certains, ça serait de l’alcoolisme ; pour d’autres, ça serait une habitude néfaste ; pour toi, tu t’en foutais, du moment que tu voyais ton pote sourire et que le verre était rapidement fini. « Merde, ça s’voit tant que ça ? » Tu fis un sourire, avant de lâcher un léger rire, beaucoup trop faux pour toi-même y croire. « Trois fois rien, tu l’sais, des conneries. J’arrive pas à oublier le visage du mec de l’autre fois. » Et c’est vrai que ça t’emmerdait, parce que ce mec, il avait réussi l’exploit de te faire foirer tous tes dessins de modèles féminins.

J’le sentais bien que Mezzo me couvait un truc ces derniers temps, et en l’voyant débarquer avec sa tête de déterré ce soir, avec cette mine sombre et ce fait de ne pas vouloir sourire, j’aurais dû m’douter qu’cette histoire continuait de le hanter. Je laissais un silence s’installer le temps de préparer sa vodka tonique -c’était infiniment plus intéressant à faire qu’un simple diabolo, car c’était aussi beaucoup plus technique-, puis je vins me poser face à lui, derrière le comptoir, son verre en main. « Tu vas me faire un p’tit sourire, mec, sinon j’te donne pas ton verre. » J’adorais le taquiner, parce que ça le faisait rire et que Mez, c’était mon seul pote en ville, et clairement un type génial. Il s’exécuta, et même si le sourire était atrocement moche, et complètement forcé, ça avait fonctionné. Je lui donnais son verre, et plantais mon regard dans la salle. « Comment ça s’fait que ce gars te hante autant ? T’es quand même pas tombé amoureux d’un bel inconnu, Mez ? » Le ton était taquin, je savais déjà qu’il allait s’insurger, se mettre à hurler à qui veut l’entendre que certainement pas, non, il préférait les meufs, gna gna gna gna… J’le connaissais comme si je l’avais fait, et pas une seconde je ne doutais du fait qu’il aimait les nanas… Et uniquement les nanas.

Tu le regardais s’échiner à te faire une boisson, puis, jugeant que ce regard fixe pouvait être aussi gênant pour l’un que pour l’autre, tu tournais la tête, bien décidé à trouver une forme femelle qui t’inspirerait de nouveau, relancerait le génie artistique que t’insufflait les courbes féminines auparavant. Quand enfin tu l’entendis revenir derrière toi, tu te retournais, avec une moue boudeuse sur les lèvres -toujours rien, non, décidément, le coup de crayon ne reviendrait pas de sitôt… Tu ris à son ordre, et t’exécutais ; les lèvres plissés, le sourire plus forcé que jamais, les dents étincelantes exposées à qui le voudrait. « Voilà, ça t’va ça ? » Un nouveau rire, plus sincère déjà cette fois.

Ton verre en main, tu l’écoutais te parler, et recrachais toute la première gorgée que tu avais en bouche. Sérieusement ?! « Ouaaaaaah, Camille, tu dis vraiment n’importe quoi ! J’sais pas ça doit être les volutes de l’alcool que tu sers qui te remontent dans le cerveau mais… Ouahhhh quoi ! Tu sais très bien que j’aime pas les mecs, qu’une paire de seins ça m’suffit clairement… Va pas t’imaginer tout et n’importe quoi ! » Tu pivotais, vexé, une moue encore plus boudeuse sur les lippes, et tu lui tournais le dos. « J’arrive pas à l’oublier parce… Parce qu’il était super moche, voilà, c’est tout. »

Ça avait pas manqué, il avait purement pété un câble juste devant moi. J’adorais Mezzo, et si on comptait en vraies années terriennes, il devait avoir deux cents ans de plus que moi ; mais parfois sa mentalité en était affectée, et il se bloquait pour trois fois rien. Sa réaction était exagérée, et plusieurs regards dans l’assemblée avaient convergé vers lui. Je lui tapais sur l’épaule, alors qu’il me tournait le dos. « Vieux… J’crois pas que ça valait le coup d’autant t’énerver. J’veux dire… C’était qu’une blague. » J’adoptais un sourire désolé.

« Et puis franchement... » Il continuait de me tourner le dos, et je l’imaginais, se rongeant les ongles, les yeux furieux, avec une moue d’agacement. « Si t’étais gay ça changerait rien. Moi je t’adorerais toujours autant, et en plus avec ta plastique de rêve, t’aurais de quoi coucher tous les soirs ! » Oups, Camille, je crois que tu t’es un peu plus enfoncé encore… Mezzo se retourne toujours pas, et ça m’saoule un peu, parce que ça fait même pas dix minutes qu’il est arrivé que l’ambiance est déjà retombée. Il se vexe pour rien parfois, c’est un peu chiant ; je m’écarte de lui, le temps de me remplir discrètement un verre de rhum blanc.

C’était qu’une blague ?! Vraiment ? Toi ça t’énervait encore plus de l’entendre dire ça, parce qu’à tes yeux, c’était tout sauf une blague, ou alors de très très mauvais goût. Le mec avait sous-entendu que toi tu pouvais être homo, et il semblait faire comme si de rien n’était. A tes yeux, c’était une bombe nucléaire qu’il avait lâché, et t’arrivais pas à te sortir de la tête la façon dont il avait formulé ses idées. Donc il pensait vraiment que toi t’étais gay ? T’étais efféminé, peut-être ? Tu t’perdais dans tes préjugés, et t’avais la mine sombre, et plus t’y pensais, plus tu trouvais de choses à redire, alors tu te contentais de perdre ton regard dans la salle, et de pas penser à lui.

Sa remarque ne te fit même pas rire : coucher tous les soirs, ouais, ce serait cool, mais avec des mecs, hors de question. T’étais pas une de ces tafioles qu’on voyait à la télé parfois, non, toi t’étais un bonhomme, un vrai, et c’était exclu de laisser croire que tu pouvais être attiré par le même sexe. Y avait déjà trop de soucis dans ta vie pour supporter ça. Un blanc s’installa, et tu vidais ton verre d’une traite, avant de te retourner pour le poser sur le comptoir. Camille était plus loin, lui aussi l’air vexé, et le regard perdu. Lui faisant un sourire moqueur, tu lui lançais : « Eh, mec, tu devrais l’aborder cette meuf au lieu de la fixer comme un débile. »

« Jamais pendant le service, vieux. » C’est vrai que mes yeux s’étaient un peu perdus sur une silhouette féminine, et que je m’étais retrouvé absorbé brusquement par ses formes. Un peu surpris que mon meilleur ami m’ait trouvé en train de mater, je me redressais, secouais la tête, et revenais vers lui. « Tu vois quand tu veux, tu sais être marrant. » Une main sur l’épaule, un rire ferme. J’avais fini mon verre, et si le patron débarquait et me voyait en train déjà de reluquer une cliente, puis en train de me taper un bon début de cuite avec mon meilleur pote, j’étais sûr d’être viré demain. « Tu veux pas me le décrire ce mec, au moins ? Comme ça si je le croise, je pourrais au moins te prévenir. » Un chiffon dans la main droite, un verre dans la main gauche, j’essuyais méthodiquement, le regard perdu sur les traits de Mezzo. Ce mec devait sacrément m’apprécier pour venir tous les soirs dépenser son faible salaire d’artiste du dimanche ; c’était super flatteur, il avait quand même une sacrée réputation en ville, et être son ami était comme un privilège à mes yeux, quelque chose dont on pouvait se vanter, car il n’accordait pas sa confiance facilement, et ça me faisait plaisir d’être l’un de ceux à qui il se confiait sans souci.

Sa remarque te fit sourire. « C’est marrant quand même, tu m’parlais pas de service ou quoi quand il a fallu te couvrir la dernière fois, quand tu faisais ta petite affaire avec une nana dans les toilettes du bar… Comme quoi, les temps changent. » C’était un souvenir de l’une de vos nombreuses soirées passées ici, dans le bar Roletti : quand bien même tu adorerais le voir s’épanouir dans un établissement plus connu, et plus réservé à l’élite, ici vous aviez su vous créer de nombreux trophées, et chacun des moments que vous aviez passé avait été un moment de déconnade pure. Tes sourcils se froncèrent à l’évocation de l’autre mec ; bordel, tu avais passé près d’une minute sans penser à lui, et voilà qu’il remettait ça sur le tapis. Soucieux de ne pas créer davantage de conflit, tu remballais ta fierté, et tentais de te souvenir. « C’était un type plutôt grand, des yeux bleus, des cheveux blonds et… » Tu rougis soudainement, te souvenant d’autres détails qui n’aurait pas dû te marquer. Tu revoyais ses lèvres charnues, sa silhouette, et tu te surpris à ressentir une drôle de chaleur dans le bas-ventre. C’était pas possible, tu devais être sacrément en manque pour en venir à avoir une érection rien qu’en pensant à un mec !

J’me rappelais même plus de ce soir-là, et je pris un fou rire, tapant du poing sur le comptoir. C’est vrai que la fille était un vrai avion de chasse, et quand elle était venue m’allumer juste là, sur le comptoir, j’avais pas su résister, et on était partis tous les deux aux toilettes régler notre affaire. « C’est bien vrai, mon vieux ! Et je t’ai jamais remercié, alors je le fais maintenant : moi et ma libido d’ado en proie à ses hormones, on est vraiment super contents d’avoir pu dégrafer notre braguette ce soir-là, alors merci infiniment. » Je sentais le fou rire revenir, puis brusquement, tout s’était interrompu quand il avait commencé à me décrire le type en question. A l’évocation des yeux bleus, je me surpris à penser une nouvelle fois au type de l’autre coup, ce mec qui ressemblait tant à mon père. Et lorsque Mezzo s’interrompit, semblant gêné, je comprenais en me taisant ce à quoi il devait penser. Ne voulant pas intensifier le malaise, je pris le parti de me taire, et d’attendre un peu. Quelques secondes passèrent, et il avait toujours le feu aux joues ; le silence était trop gênant. « D’accord, alors si je le vois je te passe un coup de fil. Peut-être que si vous parlez de ce qu’il s’est passé tu seras moins… Mal à l’aise. »

Tu remerciais muettement ton ami de ne pas avoir relevé ton soudain silence, et tu tentais de calmer ce que ton corps s’acharnait à ressentir. Il était inconcevable à tes yeux d’avoir pu bander simplement en pensant aux lèvres de ce mec, y avait dû avoir un bug quelque part dans ton caleçon. Tu te rassurais en pensant ça, et lorsque Camille reprit la parole, tu poussais un soupir, mi-soulagé de pouvoir penser à autre chose, mi-dégoûté de voir que ce qu’il se passait ne semblait pas vouloir disparaître. Et merde. T’écoutais attentivement ton pote, avant de presque bondir de ton siège ; non mais il voulait ta mort ou quoi ? « T’es complètement taré ?! Ce mec je veux plus jamais le voir, j’suis sûr qu’il se jetterait sur moi, qu’il me violerait ou j’sais pas quoi ! J’te dis que c’est un malade, qu’il m’a presque agressé, et toi tu veux lui filer mon numéro presque ? Ça va vraiment pas bien dans ta tête, Camille. » Tu te tournais de nouveau, avec cette même moue boudeuse, complètement furieux. « Ouais enfin tu sais ce qu’on va faire ? J’vais rentrer, moi, j’sens que ce soir t’as pas l’air tout à fait net. » Tu enfilais rapidement ta veste, et tu te levais. « Tiens, un billet. Comme d’hab tu gardes le surplus en pourboire. Allez, à plus. »