SCANDAL } clem

Elle m'avait donné rendez-vous ici, à la nuit tombante. La lune faisait briller les rampes de skate argentées, et il n'y avait plus un chat dans les rues. Le bruit des vagues venant s'écraser sur la plage, à quelques mètres de là, était le seul que l'on pouvait entendre. En attendant la reine Clémentine, je m'étais assis sur un des rares bancs du skate-parc, et je réfléchissais, les yeux perdus dans le ciel étoilé. Cette fille, aussi arrogante soit-elle, devait être ce qui s'apparentait le plus à ma seule amie dans New Exit ; pas une cliente, pas une sœur, non, juste quelqu'un à qui raconter tous ses problèmes. La voyant arriver, au loin, je me relevais, enfilais la capuche de mon sweat gris, et me dirigeais vers elle. « Dis-moi, je peux enfin savoir pourquoi ce rendez-vous ? »

Vingt-deux heures tapantes, et vingt-deux claquements de talons qui la menèrent vers lui, ce mec perdu, au sourire ravageur et au charme jusqu’aux oreilles. Le bruit de fond des vagues ne l’empêcha en rien d’entendre la remarque de son ami, ce garçon à qui elle avait confié ses secrets, du plus noble jusqu’au plus profond, cet incendie terrible, cette joie enflammée face aux décombres d’une maison trop chargée de secrets. Il était impatient, et il fallait le comprendre ; après tout, ce rendez-vous avait été pris de façon urgente, et la scène devait être assez étrange, la nuit, les étoiles, la bise muette qu’elle lui fit. Entre eux, pas de mains serrées, pas de check, et encore moins de baisemain. C’était une bise, simple, efficace, correct. « Levi… Moi qui croyais que tu ne viendrais pas. » Un sourire, faux, comme la plupart de ses sourires, plus empruntés que ceux d’une pub pour dentifrice cent pour-cents blancheur instantanée. « J’ai appris de nouvelles choses sur ton doux chevalier inconnu. » Un rire.

Elle était drôle Clem, un véritable spectacle ambulant, toujours d’une élégance folle et d’une mauvaise foi plus délicate que piquante. « Je te ferais remarquer que je suis arrivé le premier… Et je ne suis pas du genre à abandonner mes engagements. Je t’avais dit que je viendrais, et je suis là. Et sans même savoir pourquoi… » Et de fait, ça m’énervait, parce que j’attendais vraiment qu’elle en vienne aux faits ; j’étais fatigué, et plus vite cette histoire serait réglée, plus vite mes draps serraient serrés autour de moi. Je ne bossais pas cette nuit, et je ne comptais pas passer encore des heures dans le skate-parc à attendre une révélation. Et puis elle avait parlé de lui, et en un instant tout avait basculé. Mon doux chevalier inconnu, c’était ce mec complètement ivre que j’avais croisé l’autre soir, ce type que j’avais accompagné chez lui et qui m’avait laissé l’amer goût d’un baiser avant de me repousser avec violence. C’était ce mec que je ne parvenais pas à oublier, et sa simple évocation suffisait à me paralyser.

Il m’inspirait peur, dégoût, colère, et en même temps je le trouvais magnifique, je ne parvenais pas à oublier ses iris plongés dans les miennes, et je ressentais un truc violent dans le bas-ventre en pensant à lui. J’étais bloqué. « Vas-y, je t’écoute. Arrête ce suspense à deux balles, je t’en prie, tu sais comme ça me fait peur. »

L’oiseau était affolé face à la princesse des flammes, elle sentait sa panique et ça la revigorait. Clémentine avait toujours vécu ainsi ; elle aimait ressentir le fait qu’elle effrayait les autres, elle aimait sentir ce pouvoir qui l’habitait, des chevilles enflées jusqu’à la plus fine de ses mèches rousses. Et quand bien même elle adorait Levi, ça lui faisait plaisir de constater qu’elle avait un réel pouvoir sur lui aussi ; ça la confortait dans l’idée qu’une reine contrôle toujours son peuple par les ragots. « Et bien, mon poussin, je suis déjà très fière de t’avoir offert cette jolie montre blanche que tu as à ton poignet… Au moins tu es à l’heure, et puis, qu'est-ce qu'elle est jolie ! » Une pause, un nouveau sourire, les lèvres pulpeuses dressées. « Qu’en pense tes clients ? » Amour vache, acidité folle de passion.

Oh, mais elle aurait pu le réconforter, calmer ses angoisses, tendre les bras et lui offrir la tendresse, le calme, quelques instants durant ; mais ça, Clémentine ne savait pas faire. Elle laissa s’échapper un soupir, pour le tétaniser encore plus, lui faire croire que c’était grave ; c’était tout l’inverse. « Et bien, comment te dire ça… J’ai une cousine qui est en cours d’art du soir avec ton tendre amant… Qui a donc des idées bizarres, puisque il prend des cours du soir… Et des courts d’art en plus. Bref. Elle m’a dit que ce mec, en plus d’être diaboliquement sexy, a un joli prénom et un joli nom… Mais qu’il n’a plus aucune inspiration depuis quelques semaines. Ou depuis un certain soir, à toi d’interpréter. »

Je jetais un coup d’œil rapide à ma montre. J’avais déjà oublié que c’était Clémentine qui me l’avait offerte, il y a de cela quelques mois, à l’issue du quatrième anniversaire de notre rencontre. En retour je lui avais offerte une broche, brillante, qu’elle ne mettait que lorsque sa tignasse s’avérait trop frisée pour la laisser se promener. « C’est mon téléphone qui m’a rappelé de venir ici. Il y a deux heures. Et je poireaute depuis... » Je ne lui montrais pas combien sa remarque avait pu m’affecter ; je la connaissais, c’était volontaire, et peu à peu, on s’y habituait. Elle était froide, glaciale, mais quand elle aimait, elle restait éternellement fidèle, ortie attachée aux chevilles, sachant se faire douce parfois.

Cela faisait énormément d’informations à digérer d’un seul coup : le cours d’art, ok, cela voulait dire que ce mec était carrément branché œuvres d’art, musées et tout le toin-toin. Tant mieux, il m’apprendrait quelques trucs dans ce domaine, j’étais curieux et je ne demandais qu’à en savoir plus. Ensuite, le manque d’inspiration… Cette évocation me fit rosir les joues ; je lui aurais définitivement coupé le coup de pinceau ? J’en étais à la fois assez fier, et en même temps un peu confus ; il devait sacrément m’en vouloir… « Et… C’est tout ce que tu sais ? »

« Tu te doutais bien en disant tout ça que je n’aurais pas pu t’offrir un téléphone. » Une ironie, un sarcasme, le sourcil bien droit, elle le fixait, ostensiblement en colère. Il n’était pas satisfait de son cadeau ? Qu’il aille au diable. Elle avait passé près de trois jours à arpenter les boutiques de New Exit, et même si elle adorait ça, ça lui avait coûté bonbon ce gadget blanc. En plus elle lui allait bien au poignet, à cet idiot. Clémentine se retint de penser que la prochaine fois elle lui en achèterait une beaucoup trop grande juste pour l’embêter. Na. « Et je ne m’excuserais pas de mon retard. Tu me connais, à force, c’était à toi de venir plus tard que l’heure du rendez-vous… » Un rire de gamine.

C’était incroyable ce qu’il semblait calme ; elle venait de lui annoncer qu’il avait perdu l’appétit artistique à cause de lui, et tout ce que ce gamin arrivait à répondre, c’était c’est tout ? Trois semaines qu’ils ne parlaient plus ensemble que de ce mec, de ses yeux, de ses cheveux, de son style juste formidable, de sa démarche, de sa voix, de… De tout ! Trois semaines à raconter ce que Levi aimait chez cet inconnu, et maintenant qu’il avait une grosse carte en main, il n’était pas satisfait ?! « C’est tout, oui. Enfin, c’est déjà pas mal quand même. » Une moue vexée.

J’étais assez submergé pour ne pas le laisser paraître. S’il ne peignait plus, ou ne dessinait plus, depuis trois semaines, cela voulait dire que notre rencontre l’avait marquée ? Ça m’étonnait presque qu’il arrive à s’en souvenir : je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi saoul en trente-trois ans de vie. Avait-il au moins réussi à décuiter correctement le lendemain ? Et voilà que je m’inquiétais de nouveau pour lui. Quelques instants passés ensemble avaient suffi à le faire rentrer pour toujours dans un coin de ma tête. « Oui, c’est vrai. Désolé d’être aussi… Froid. Je suis très fatigué. » Les poches sous mes yeux ne diraient pas le contraire ; j’avais le teint pâle, mes cheveux tombaient facilement, et j’avais bien fait de prendre quelques congés, car je n’aurais tout simplement pas pu utiliser mon charme pour attirer les clients.

« Il n’y aucun souci. » Quand la déesse de marbre disait ça, c’est qu’il y en avait un. Sa bouche était coincée dans un vilain rictus démontrant toute la fausseté de cette réponse. Globalement, elle s’était préparée exprès pour venir dans ce skate-parc, avait traversé la ville entière en talons, tout ça pour ce mec, qui semblait s’en moquer comme de sa première chemise. Si tant est qu’il ait un jour porté des chemises. « Et je te rappelle que j’ai son prénom et son nom, enfin, pas besoin de davantage de papier cadeau, je crois que tu es trop fatigué pour le déballer de toute façon. » Une pique, un ton agressif, la rose se déployait davantage, s’entortillait autour de la cheville de Levi, prête à lui déchirer la peau, à le décimer, s’il ne se montrait pas davantage coopératif. « Il s’appelle Francisco Vafani. Un nom tout ce qu’il y a de plus italien. » Et, sans en attendre davantage, sans même le saluer, elle partit, l’air digne, dans quelques claquements de talons sur le bitume du parc. Il allait devoir lui faire des excuses légendaires s’il espérait la revoir un jour, ce Levi.

Elle était trop dramatique pour une heure aussi tardive ; toutes ces pauses, toutes ces mimiques de comédienne, ça me fatiguait encore davantage. Lorsqu’elle lâcha la dernière information, un véritable tourbillon intérieur me ravagea. Ce prénom était parfait. Ce nom de famille aussi. Rien qu’à m’imaginer les prononçant, je sentais de nouveau son odeur, la châtaigne, l’olive, une fragrance mâle que je reconnaîtrais entre mille car elle m’avait immédiatement fait chavirer. J’avais connu toute sorte de drogues, mais celle-là était la plus addictive de toutes ; je devais le revoir, je devais le laisser me prendre dans ses bras, je devais poser mes lèvres contre les siennes, et inspirer cette odeur si particulière. Les claquements de talon de Clémentine me sortirent de mes pensées, et je me rendis compte que j’avais les yeux un peu trop humides, submergé par une émotion qui m’était inconnue. Ma voix se cassa en criant. « Merci Clémentine ! »